Chapitre 39
— Qu’en pensez-vous ? demanda Clarissa.
Très mal à l’aise, les mains dans le dos faute de savoir qu’en faire, elle tourna maladroitement sur elle-même.
Devant elle, Nathan se prélassait sur le plus beau fauteuil qu’elle ait jamais vu. Un siège couvert de velours tissé de fil d’or, rien que ça ! La jambe gauche posée sur un des accoudoirs sculptés, le Prophète, plus allongé qu’assis, contemplait sa protégée avec un ravissement évident.
Il sourit et se déplaça un peu. La pointe de son superbe fourreau suivit le mouvement et grinça en raclant sur le parquet ciré.
— Mon enfant, je te trouve magnifique !
— Vraiment ? Vous ne dites pas ça pour me faire plaisir ? Je n’ai pas l’air idiote ?
— Bien sûr que non ! Plutôt… séduisante.
— Pourtant, je me sens… Comment dire ? Présomptueuse, je crois. Je n’avais jamais vu de vêtements aussi chics. Alors, les essayer !
— Il était plus que temps de combler cette lacune !
Petit, maigrichon et chauve comme un œuf, n’était une ridicule couronne de cheveux gris, le couturier choisit cet instant pour revenir dans le salon d’essayage. Les deux mains triturant le mètre à ruban passé autour de son cou, il regarda nerveusement sa cliente.
— Ma dame trouve cette robe à son goût ?
Avant d’entrer dans le magasin, Nathan avait donné des consignes très strictes à Clarissa. Décidée à les appliquer à la lettre, elle tira sur le tissu, autour de ses hanches.
— La coupe n’est pas parfaite…
Le commerçant se passa la langue sur les lèvres pour les humidifier.
— Ma dame, si vous m’aviez fait parvenir vos mesures avant de m’honorer de votre visite, j’aurais procédé aux retouches indispensables. (Il jeta un coup d’œil à Nathan.) Bien entendu, il est encore temps de le faire. Qu’en pensez-vous, messire ? Avec quelques modifications, ce sera parfait !
Les bras croisés, Nathan étudia Clarissa avec l’œil d’un sculpteur qui évalue une statue presque terminée. Puis il émit une série de grognements, comme s’il était incapable de se décider.
Tendu, le couturier s’acharna sur l’innocent maître à ruban.
— Comme l’a dit ma jeune amie, ça ne tombe pas très bien, sur les hanches…
— Messire, ce n’est pas un problème ! (L’homme se plaça derrière Clarissa et tira sur le tissu.) Vous voyez ? Il suffira de reprendre la robe à cet endroit. Ma dame a une silhouette exquise. Pour être franc, on voit rarement une femme aux proportions si parfaites. Adapter la robe prendra quelques heures, au maximum. Si cela vous convient, je suis prêt à travailler toute la nuit, et à vous livrer demain à la première heure. Au fait, où êtes-vous descendu, messire ?
— Je n’ai pas encore choisi… Auriez-vous un conseil à me donner ?
— L’Auberge de la Bruyère est le meilleur établissement de Tanimura, mon seigneur. Voulez-vous que j’envoie mon assistant réserver une chambre ?
Nathan se réinstalla plus classiquement et sortit une pièce d’or de sa poche. Il l’envoya au couturier, puis recommença l’opération deux fois.
— Ce serait très aimable, oui… (Le Prophète fit mine d’hésiter, puis il envoya une quatrième pièce à l’homme.) Il est tard, mais vous pourrez sans doute convaincre l’aubergiste de nous servir à dîner quand nous arriverons. Après une journée de voyage, rien de tel qu’un bon repas ! (Il brandit un index menaçant sur le couturier.) Je veux la meilleure suite, mon brave. Pas question qu’on nous relègue dans un trou à rats.
— Mon seigneur, il n’y a pas de chambre, à la Bruyère, qu’on puisse qualifier de trou à rats. Même quand on est habitué au plus grand luxe, comme vous. Combien de temps comptez-vous rester dans ce superbe établissement ?
Avec une nonchalance étudiée, Nathan chassa une poussière imaginaire du jabot de sa chemise.
— Jusqu’à ce que l’empereur Jagang me demande, bien entendu.
— Bien entendu… Et la robe, vous la prenez, messire ?
— Il faudra bien faire avec, pour la vie de tous les jours. Qu’avez-vous de plus élégant ?
— Puis-je vous montrer mes plus beaux modèles ? (Nathan acquiesça.) Ma dame essaiera ceux que vous préférez.
— Procédons comme ça, approuva le Prophète. Je suis un homme aux goûts raffinés, et, comme vous le voyez, je ne manque pas d’expérience. Étonnez-moi, mon brave, et vous ne serez pas déçu du résultat.
— Je reviendrai vite, seigneur, fit le couturier.
Il sortit au pas de course.
Dès qu’il fut parti, Clarissa eut un sourire incrédule.
— Nathan, c’est la plus jolie robe que j’aie jamais vue, et vous voulez mieux ?
— Rien n’est trop beau pour la concubine de l’empereur. La femme qui portera son enfant !
Clarissa frissonna en entendant le Prophète lui répéter ces absurdités. Parfois, quand elle sondait ses yeux bleus, elle avait le sentiment, un court instant qu’il était fou à lier. Mais dès qu’il lui souriait avec son extraordinaire sérénité, la confiance revenait, plus forte qu’avant.
Nathan était l’homme le plus audacieux qu’elle ait connu. Et il l’avait arrachée aux griffes d’une bande de brutes, à Renwold. Depuis, il l’avait tirée d’une multitude de situations apparemment désespérées.
Pour être aussi téméraire, ne fallait-il pas avoir un grain de folie ?
— Nathan, j’ai confiance en vous, et je ferai tout ce que vous voudrez. Mais dites-moi tout : est-ce une histoire que vous inventez pour tromper nos ennemis, ou ce que vous avez vu dans mon avenir ?
Nathan se leva. Avec une étrange délicatesse, presque féminine, il prit la main de Clarissa et la posa sur son cœur. Puis il regarda la jeune femme dans les yeux.
— Mon enfant, c’est une simple fable, dans l’intérêt de ma mission. Je n’ai rien vu de tel dans ton avenir. Me connaissant, tu sais que je ne te mentirais pas. Nous prendrons d’énormes risques, c’est une certitude. Mais pour l’instant, détends-toi et profite de la vie. Nous sommes forcés d’attendre, alors pourquoi ne pas nous amuser un peu ? Tu as juré de m’obéir en tout, et je sais que tu le feras. Jusque-là, je veux te choyer et te rendre heureuse.
— Mais ne devrions-nous pas nous cacher dans un endroit isolé, loin des regards ?
— Comme des criminels ou des fugitifs stupides ? C’est le meilleur moyen de se faire prendre ! Quand on traque quelqu’un, on ne le cherche jamais sur la place publique, au grand jour. Tant que nous devrons nous dissimuler, le plus efficace sera de rester en pleine vue.
» Mon histoire est trop grotesque pour que les gens aient des doutes. Comment soupçonner un homme d’avoir inventé une fable pareille ? L’invraisemblance est souvent le meilleur garant de la crédibilité.
» De toute façon, nous ne nous cachons pas vraiment, et personne ne nous poursuit. Le but du jeu est de ne pas éveiller les soupçons. Raser les murs serait le meilleur moyen de nous faire remarquer.
— Nathan, vous êtes incroyable…
Clarissa jeta un coup d’œil au corsage de la somptueuse robe. Elle ne vit pas grand-chose, car ses seins, généreusement exposés, remontaient si haut qu’ils pointaient presque vers son nez. Elle tapota les baleines du corset, sous le tissu, qui maintenaient sa poitrine dans une position franchement arrogante. De sa vie, elle n’avait jamais porté de sous-vêtements aussi étranges et inconfortables. Tout ce fatras était-il vraiment utile ?
— Honnêtement, de quoi ai-je l’air ? Ne mentez pas, Nathan. Je suis une femme ordinaire. Cette tenue n’est-elle pas ridicule sur moi ?
— Ordinaire ? C’est comme ça que tu te vois ?
— Bien sûr ! Je suis lucide, et…
— Et rien du tout ! Si tu te regardais un peu ?
Le Prophète retira le drap posé sur le miroir en pied. Ce salon était réservé aux hommes désireux de gâter leurs compagnes. En lui faisant la leçon, avant d’entrer, il avait prévenu Clarissa que les glaces, en de tels endroits, étaient rarement utilisées. Sauf si on le lui demandait, elle ne devrait pas s’en servir. Dans les boutiques de ce niveau, c’était le regard de l’homme qui comptait, pas un vulgaire reflet.
Nathan poussa sa compagne devant le miroir.
— Oublie la façon dont tu te vois, dans ta tête, et découvre ce que les autres contemplent.
Clarissa joua timidement avec les volants qui pendaient à sa taille. Elle ne voulait pas relever les yeux et être déçue, comme chaque fois qu’elle se voyait.
Le Prophète eut un geste agacé.
Rose d’embarras, sa compagne osa enfin affronter la vérité. Et ce qu’elle découvrit la laissa bouche bée.
Elle ne se reconnaissait pas ! Enfin, elle n’avait pas l’air aussi jeune ! Une femme épanouie, au zénith de sa beauté – sans être pour autant une oie blanche – se dressait face à elle.
— Nathan, mes cheveux n’ont jamais été aussi longs. La coiffeuse de cet après-midi n’a pas pu faire ça…
— Pour tout te dire, elle n’y est pour rien. Je me suis permis d’user de ma magie. À la réflexion, je trouvais ta coupe un peu courte. Ça ne te déplaît pas, j’espère ?
— Non… C’est superbe !
Ses beaux cheveux châtains aux frisettes ornées de délicats rubans violets ondulaient dès qu’elle bougeait la tête. Un jour, une grande dame était venue à Renwold, et elle avait une coiffure comme celle-là. La plus belle qu’elle eût jamais vue… Et maintenant, elle arborait la même.
Quant à sa silhouette, elle n’en croyait pas ses yeux. Ce qu’elle prenait pour un « fatras » l’avait comme remodelée. Et ses seins ! Ainsi mis en valeur, ils étaient magnifiques, pensa-t-elle en s’empourprant.
Bien entendu, elle savait depuis toujours que les beautés comme Manda Perlin usaient d’artifices pour paraître parfaites. Une fois nue, leur corps ressemblait peu ou prou à celui de toutes les femmes. Mais elle n’avait jamais imaginé que les vêtements avaient une telle influence.
Dans cette robe, coiffée et maquillée, elle n’avait rien à envier à Manda et à ses semblables. À part l’extrême jeunesse, mais sa maturité semblait surtout lui conférer du maintien et de la grâce. Finalement, comme elle l’avait toujours pensé, la plénitude n’était pas une qualité négligeable.
Soudain, elle vit l’anneau, à sa lèvre. Il n’était plus en argent, mais en or.
— Nathan, qu’est-il arrivé à mon anneau ?
— Tu aurais vu une concubine de l’empereur – la future mère de son enfant ! – avec un vulgaire anneau d’argent ? Tout le monde sait qu’il n’invite pas n’importe qui dans son lit.
» De plus, les soudards ont commis une erreur. Tu aurais toujours dû porter de l’or. Mais ces crétins sont aveugles… Moi, je suis un visionnaire. Tu saisi la différence ? (D’un geste théâtral, Nathan désigna le miroir.) Regarde ! Cette femme est trop belle pour porter un anneau d’argent.
Dans la glace, la « femme trop belle » avait les larmes aux yeux. Clarissa les essuya pour ne pas gâcher le maquillage de cette inconnue si familière.
— Nathan, je ne sais que dire… Vous avez fait un miracle ! Une femme ordinaire est devenue…
— Fabuleuse ! acheva le Prophète.
— Mais pourquoi avoir fait ça ?
— Serais-tu idiote ? Comment aurais-je pu te garder dans ton triste état ? (Nathan se tapota la poitrine.) Un homme aussi fringant que moi serait-il crédible au bras d’une compagne quelconque ?
Clarissa sourit. Depuis qu’elle le connaissait mieux, le Prophète lui semblait moins vieux. Et il était vraiment fringant. Sans parler de sa distinction…
— Nathan, merci d’avoir confiance en moi… de tant de façons.
— Ce n’est pas une affaire de confiance, mais de perspicacité. J’ai su voir ce que les autres ne remarquaient pas. Désormais, ça ne leur échappera plus.
Clarissa tourna la tête vers la porte du salon, fermée par un rideau.
— Mais tout ça représente tant d’argent… La robe seule équivaut à un an de mes gages. Sans parler du reste : les auberges, les diligences, les chapeaux, les souliers, les femmes qui me coiffent et me maquillent. Vous dépensez comme un prince en voyage d’agrément. Comment est-ce possible ?
— J’ai un talent inné pour me faire de l’argent. À tel point qu’il ne doit pas exister assez de choses à acheter en ce monde ! Ne t’inquiète pas à ce sujet. Pour moi, ça n’a pas d’importance.
— Dans ce cas, je comprends mieux…. fit Clarissa, visiblement déçue.
— Non, tu ne comprends rien du tout ! Tu comptes plus pour moi que l’or et l’argent. Les gens, en général, sont plus importants que les biens matériels. Pour toi, j’aurais dépensé jusqu’à mon dernier sou sans le moindre regret.
Sur ces entrefaites, le couturier revint avec une sélection de robes belles à donner le tournis. Nathan en choisit quelques-unes d’un œil de spécialiste. Clarissa passa dans la cabine et les enfila les unes après les autres avec l’aide de l’épouse du couturier. Une assistance bienvenue, car elle se serait mal vue seule face à une telle horde de boutons, de lacets et de fixations bizarres.
Nathan déclara à chaque fois qu’il était preneur. En moins d’une heure, il eut acheté six tenues, et rempli d’or les poches du couturier.
Clarissa n’aurait jamais cru qu’on puisse avoir tant d’argent – voire trouver un endroit aussi merveilleux pour le dépenser. Depuis qu’elle était avec Nathan, sa vie avait changé du tout au tout. De telles robes, jusque-là, lui semblaient réservées aux reines, ou pour le moins aux épouses de nobles.
— Je vais m’atteler aux retouches, mon seigneur, puis je vous livrerai ces merveilles à l’Auberge de la Bruyère. (Il jeta un regard en coin à Clarissa.) Voulez-vous que je laisse de la doublure, pour le jour où cette noble dame portera l’enfant de l’empereur ?
— Inutile, mon brave. Une couturière du palais s’en chargera. Ou nous renouvellerons sa garde-robe…
Les joues rouges, Clarissa comprit enfin que le couturier la prenait aussi pour la « concubine » de Nathan. L’anneau, même s’il était en or, soulignait son statut d’esclave. Et future mère ou non, l’empereur était connu pour n’avoir rien à faire des femmes qu’il recevait dans son lit.
Le Prophète se présentait comme le « plénipotentiaire » de Jagang. Bien entendu, ce titre lui valait une cohorte de courbettes et de révérences. Dans ce jeu, elle était seulement la propriété de l’empereur et de son homme de confiance.
Pour le couturier, malgré ses superbes tenues, elle ne valait pas mieux qu’une putain. Qu’elle n’ait pas choisi son destin ne changeait rien. On l’habillait à prix d’or, elle descendait dans les meilleures auberges, et un homme très important lui tenait compagnie…
Se sentant humiliée comme jamais, elle eut envie de s’enfuir à toutes jambes.
Quelle idiote elle était ! pensa-t-elle aussitôt. Cette mascarade avait pour but de la protéger. Sans la mise en scène imaginée par Nathan, tous les soldats qu’ils croisaient auraient voulu la violer. Le mépris du couturier était un prix dérisoire, comparé à ce que Nathan avait fait pour elle. Et au respect qu’il lui témoignait. La seule chose qui importait vraiment…
De plus, n’avait-elle pas l’habitude des regards désapprobateurs ? Au mieux, on lui témoignait une commisération vaguement écœurée. Au pire… Elle ne voulait plus y penser ! Que les gens croient ce qui leur chante ! Elle accomplissait une mission importante pour un homme de valeur.
Le menton fièrement levé, elle se dirigea vers la porte.
Le couturier lui emboîta le pas, presque accroché au bras du Prophète, et les raccompagna jusqu’à leur fiacre.
— Mille fois merci, seigneur Rahl ! Je suis honoré de servir l’empereur à ma modeste manière. Les robes vous seront livrées demain matin, je le jure sur ma vie.
Nathan congédia le flagorneur d’un geste distrait, comme s’il avait déjà oublié son existence.
Dans la somptueuse salle à manger de l’auberge, assise à une petite table en face de Nathan, Clarissa décida soudain de ne pas se laisser impressionner par les regards goguenards des serveurs. Bien droite sur sa chaise, elle bomba le torse pour leur offrir une vue imprenable sur ses seins. Avec la lumière tamisée, et la couche de maquillage qu’elle portait, ils ne verraient sûrement pas qu’elle rougissait de sa propre audace.
Le vin la réchauffa et le canard rôti finit par venir à bout de sa faim dévorant. On continua pourtant à leur apporter de la nourriture. De la volaille, du cochon et du bœuf, avec des sauces, des condiments et toute sorte d’accompagnements. Soucieuse de ne pas passer pour une goinfre, elle se contenta de goûter une partie de ces délices et fut rapidement rassasiée.
Nathan mangea de bon appétit, mais sans dévorer. Avide d’espérances culinaires, il fit honneur à tous les plats. Autour de lui, les serveurs coupaient la viande, versaient les sauces et faisaient valser les assiettes comme s’il avait été manchot. Il dirigeait ce ballet avec sa grâce naturelle, marquant bien qu’il était un homme important et eux une horde de larbins.
Exactement la bonne façon de jouer la partie ! Le seigneur Rahl, plénipotentiaire de l’empereur, n’était pas le genre d’individu qu’on devait se mettre à dos. Et s’il entendait qu’on soit aux petits soins avec sa compagne, il n’était pas question qu’on le contrarie.
Clarissa fut soulagée quand on les conduisit enfin à leur suite. Une fois la porte fermée, elle se détendit tout à fait. Jouer les grandes dames – ou les prostituées de haut vol – lui pesait, parce qu’elle ne maîtrisait pas toutes les subtilités de ce rôle. Ici, loin des regards moqueurs ou méprisants, elle pourrait redevenir elle-même.
Nathan inspecta les deux pièces aux murs ornés de moulures et au sol couvert de tapis si épais qu’on avait le sentiment de s’y enfoncer. Ici, les fauteuils et les sofas auraient suffi pour une vingtaine de personnes. Dans l’antichambre, une table et un bureau brillaient de tous les feux de leur bois poli. Sur l’écritoire, des feuilles de parchemin, des plumes et des encriers attendaient le bon vouloir des clients.
Dans la chambre, le lit à baldaquin avait de quoi couper le souffle. Comment pouvait-on utiliser tant de fil d’or pour décorer un couvre-lit et un ciel de lit ? Et pourquoi le matelas était-il si large ? Pour dormir, personne n’avait besoin de tant de place !
— Bon, fit Nathan, son inspection terminée, il faudra bien faire avec…
— Nathan, un roi serait ravi de dormir ici !
— Peut-être, mais je suis bien plus qu’un monarque. Un Prophète, mon enfant, voilà ce que je suis !
— C’est vrai, souffla Clarissa, parfaitement sincère, vous valez beaucoup plus qu’un souverain…
Le Prophète fit le tour de la pièce et souffla toutes les bougies, à part celles de la table de nuit et de la coiffeuse.
— Je dormirai à côté, sur un sofa, dit-il.
— Non, prenez le lit ! Je m’y sentirais mal à l’aise. C’est beaucoup trop pour une femme simple comme moi. Vous, en revanche…
— Pas question ! Je ne dormirais pas en paix en sachant qu’une jolie femme a mal au dos sur un sofa. Mon enfant, je suis un homme du monde, et ce genre de choses vont de soi. (Nathan se dirigea vers la porte communicante, s’arrêta et fit une révérence.) Bonne nuit, mon enfant ! (Il s’immobilisa, la main sur la poignée.) Clarissa, je suis navré des regards que tu dois supporter à cause de mon histoire de concubine…
Décidément, elle avait affaire à un gentilhomme.
— Inutile de vous excuser. Je me suis amusée, un peu comme une actrice sur une scène.
Le Prophète sourit, des étincelles dans ses yeux bleus.
— C’est drôle à mourir, n’est-ce pas, tous ces gens qui nous prennent pour ce que nous ne sommes pas ?
— Merci pour tout, Nathan. Grâce à vous, je me suis sentie jolie, aujourd’hui.
— Tu l’es, Clarissa !
— Non, mais l’habit fait le moine.
— La vraie beauté vient de l’intérieur ! Repose-toi, mon enfant. Avec le champ de force que j’ai placé sur la porte, personne ne viendra nous ennuyer.
Sur ces mots, Nathan referma doucement le battant.
Le vin lui montant toujours agréablement à la tête, Clarissa fit le tour de son royaume. Elle passa le doigt sur les incrustations d’argent des tables de nuit, caressa les lampes en cristal taillé et s’émerveilla du contact des draps quand elle défit le lit.
Campée devant la coiffeuse, elle entreprit de délacer son corsage. L’idée de retirer cette robe la révulsait, comme si elle redoutait de redevenir une femme quelconque. En même temps, respirer un peu plus facilement ne lui ferait pas de mal !
Elle fit glisser le haut de la robe sur ses épaules, mais le corset l’empêcha d’aller plus loin. Assise au bord du lit, elle tenta d’atteindre les boutons, dans son dos. À part se tordre les mains, elle n’obtint aucun résultat probant. Frustrée, elle se consola en enlevant ses chaussures, puis ses bas, et se réjouit de revoir ses orteils à l’air libre.
Elle pensa à sa chambre, à Renwold. Aussi petit qu’il fût, son lit lui avait toujours paru confortable. Avoir le mal du pays, comprit-elle, ne voulait pas dire qu’on y avait été heureux. Mais tout être humain avait besoin d’un foyer, et elle n’en avait jamais connu d’autre. Malgré son luxe, cet endroit était glacial à ses yeux. Et effrayant…
Désormais, il en irait de même partout, et elle ne rentrerait jamais plus chez elle.
Soudain, elle se sentit atrocement seule. Avec Nathan, elle ne pensait pas à toutes ces choses tristes. Il savait toujours où aller, que faire et que dire. Un homme fort, qui ne connaissait pas le doute. Contrairement à sa compagne, à présent qu’elle était seule dans la chambre.
Étrangement, le Prophète lui manquait beaucoup plus que son pays natal. Mais il était dans la pièce d’à côté, pas à des lieues de distance.
Clarissa se leva, se réjouit de la douceur du tapis sous ses pieds nus et approcha de la porte. Elle commença par y gratter, puis frappa quand elle n’obtint pas de réponse.
— Nathan ? Vous dormez ?
Après quelques hésitations, la jeune femme ouvrit et jeta un coup d’œil dans l’antichambre. À la lumière d’une unique bougie, elle aperçut Nathan, assis sur un fauteuil, le regard dans le vide.
Clarissa s’était affolée la première fois qu’elle l’avait vu dans une de ses transes, comme il disait. Mais à l’en croire, c’était normal, et il pratiquait ce type de méditation depuis très longtemps.
Ce jour-là, quand elle l’avait secoué, il ne s’était pas mis en colère. Avec elle, il ne perdait jamais son calme. Toujours respectueux et tendre, il lui donnait ce qu’elle avait si longtemps attendu des gens qui la côtoyaient. Et il avait fallu qu’un étranger comble ses désirs…
Quand elle redit son nom, il cligna des yeux et tourna la tête vers elle.
— Tout va bien, mon enfant ?
— Oui. Je ne vous dérange pas, au moins ?
— Non, non…
— Je me demandais si vous pouviez m’aider à… déboutonner ma robe. Les boutons, dans le dos, sont trop loin, et je me sens… eh bien… coincée. Mais si je me couche habillée, le tissu sera froissé.
Nathan suivit sa protégée dans la chambre. Par souci de pudeur, elle avait éteint la bougie, sur la coiffeuse. Celle de la table de nuit suffirait-elle pour qu’il voie les boutons ?
Clarissa souleva ses cheveux afin qu’il puisse travailler plus facilement. L’avoir près d’elle était un enchantement.
— Nathan…, soupira-t-elle alors qu’il s’attaquait au dernier bouton, sur ses reins.
Il répondit d’un grognement. Allait-il s’étonner d’entendre un bruit sourd ? Elle avait si peur de lui révéler que c’était celui de son cœur.
Elle se retourna pour se débarrasser de la robe, maintenant qu’elle n’en était plus prisonnière.
— Nathan, dit-elle, mobilisant tout son courage, je me sens seule.
— Tu ne devrais pas, répondit-il en lui posant une main sur l’épaule. Je suis dans la pièce à côté.
— Je sais… Mais je ne parlais pas de ce genre de solitude. C’est plutôt que… vous me manquez. Sans vous, je pense à ce que je devrai faire pour aider les innocents dont vous avez parlé, et des idées terrifiantes me viennent à l’esprit. Alors, je tremble de tous mes membres.
— Il est souvent plus inquiétant de penser à un acte que de l’accomplir. Oublie tout ça, et profite du luxe, si tu le peux. Un de ces quatre, nous serons peut-être obligés de dormir dans un caniveau.
Clarissa baissa la tête pour ne plus croiser le regard du Prophète. Sinon, elle n’aurait pas le courage de continuer.
— Nathan, je sais que je suis quelconque, mais avec vous, je me sens jolie et… désirable.
— Eh bien, comme je te l’ai déjà dit…
— Non, taisez-vous ! Nathan, je suis vraiment… (Levant la tête, elle croisa de nouveau le regard du Prophète et préféra exprimer les choses autrement.) Nathan, je crois que vous êtes trop… fringant… pour qu’une femme comme moi vous résiste. Vous voulez bien passer la nuit en ma compagnie dans ce grand lit ?
— Fringant ? répéta le Prophète, avec un petit sourire.
— Très fringant, même !
Le cœur de Clarissa s’affola quand Nathan lui passa un bras autour de la taille.
— Mon enfant, tu ne me dois rien…, dit-il. À Renwold, je t’ai sauvée, mais en échange, tu as promis de m’aider. Sache que je ne te demande rien d’autre.
— Je l’ai compris, mais ce n’est pas…
Comprenant qu’elle s’embrouillait, Clarissa décida de changer d’approche. Hissée sur la pointe des pieds, elle passa les bras autour du cou du Prophète et posa ses lèvres sur les siennes.
Quand il la serra plus fort, elle s’abandonna à son étreinte.
Hélas, il la repoussa.
— Clarissa, je suis un vieux bonhomme, et toi une jeunesse. Que ferais-tu d’un type décati comme moi ?
Combien de temps avait-elle souffert parce qu’elle se jugeait trop vieille pour intéresser un homme ? Des torrents de larmes avaient coulé de ses yeux quand elle pensait à son âge. Et aujourd’hui, cet homme merveilleux, fantastiquement beau et vibrant de passion refusait de l’aimer parce qu’elle était trop jeune !
— Nathan, je veux que tu me jettes sur le lit, tu entends ? Débarrasse-moi de cette foutue robe, et fais-moi l’amour jusqu’à ce que j’entende chanter les esprits du bien.
Sans un mot, le Prophète regarda longuement sa compagne. Puis il lui glissa un bras sous les jambes, la souleva du sol et la porta jusqu’au lit. Gentilhomme jusqu’au bout des ongles, il l’y déposa doucement, à l’inverse de ce quelle avait suggéré.
Allongé près d’elle, il lui caressa le front, les yeux plongés dans les siens. Puis il l’embrassa avec une tendresse qu’elle n’aurait pas soupçonnée.
La plus grande partie du travail étant faite, la robe ne fut pas longue à enlever. Ses doigts courant dans les cheveux de Nathan, Clarissa, émerveillée, le regarda lui couvrir la poitrine de baisers. Ses lèvres étaient si douces et si chaudes ! Sans trop savoir pourquoi, elle s’en étonna et eut le sentiment qu’il s’agissait d’un miracle.
Quand il lui mordilla délicatement un téton, elle ne put retenir un gémissement de plaisir.
Bien qu’il fut né longtemps avant elle, Nathan, à ses yeux, n’avait rien d’un vieillard. Fringant et audacieux, il lui donnait l’impression d’être la plus belle femme du monde.
Aucun homme ne l’avait jamais touchée avec autant de tendresse… et de compétence.
Chaque baiser ou caresse augmentait son désir.
Quand il vint enfin en elle, Clarissa se laissa emporter par une tempête curieusement douce et paisible. Comme si elle avait été blottie dans ce lit somptueux et au creux de sa passion pourtant tumultueuse.
Après un long voyage vers le zénith du plaisir, elle entendit vraiment le chant des esprits du bien.